Connaissez-vous Madame de Graffigny ?

Il y a 257 ans exactement, en 1758, cette femme de lettres mourait… en laissant beaucoup de dettes, mais aussi ses œuvres parmi lesquelles deux sont très intéressantes et encore éditées à ce jour, les « Lettres d’une Péruvienne » et la Correspondance avec « Panpan ».
Née à Nancy en 1695, Françoise d’Happoncourt passa sa jeunesse à Lunéville, sa famille étant liée à celle du duc Léopold. Elle épousa, en 1712, François Huguet de Graffigny, un militaire qui portait le nom d’un village proche de Bourmont. Le couple eut trois enfants, qui moururent en bas âge. Françoise fut vite malheureuse, car son mari était très violent et la battait souvent. Comme elle ne supportait pas son «esclavage », elle décida de le quitter. La séparation fut prononcée par le tribunal. Quant à François, il fut interné et mourut en 1725. Elle retourna à Lunéville et vécut un moment à la Cour du duc de Lorraine. Elle devint l’amie d’un officier nommé Léopold Desmarets.

Bien avant les militantes du Mouvement de Libération de la Femme, cette Lorraine voulut être libre, indépendante, et mener sa vie comme elle l’entendait. Elle y réussit, mais à quel prix ! Françoise de Graffigny se mit à fréquenter l’élite intellectuelle de son époque. Elle fit la connaissance de Voltaire en 1735. Quelques années plus tard elle partit à Paris et fit étape à Cirey-sur-Blaise. Emilie du Châtelet, qui vivait avec Voltaire, l’accueillit dans son château. Peu de temps après, elle en fut chassée, parce qu’elle avait divulgué à l’extérieur un chant du poème « La Pucelle d’Orléans », que venait d’écrire Voltaire !
A Paris, madame de Graffigny s’installa dans un petit logement. Elle mena une vie difficile à cause du manque d’argent. Là elle se joignit à la petite société littéraire, « Le Bout du Banc ». Nous sommes au siècle des Lumières ; les philosophes rédigent l’Encyclopédie. Mais la censure existe … et critiquer le roi Louis XV, les nobles ou les religieux est dangereux. Peu de femmes écrivent et osent publier.

Elle fit figure d’exception. Elle noua des relations avec les écrivains Rousseau, d’Alembert, Marivaux, Crébillon fils… des mondains, tels le prince de Conti et Nivernois, des hauts fonctionnaires, Turgot et Malesherbes, et le célèbre financier philosophe, Helvétius. Françoise de G. se mit à écrire sur la société de son temps, en portant un regard critique et non dénué d’humour. Elle attira l’attention sur la condition féminine, ses malheurs, l’éducation (insuffisante) des jeunes filles, la soumission entretenue par la tradition dans les familles. Réflexions sur les droits de l’être humain… cinquante ans avant la Révolution française.

Montesquieu avait publié en 1721 les « Lettres Persanes ». Ce livre lui donna l’idée d’écrire son roman. Mais elle n’a ni plagié, ni copié, ni imité le style de cet auteur, comme le font, sans scrupules, certains de nos écrivains contemporains ! Les « Lettres d’une Péruvienne » sont une œuvre originale et sa plume est très personnelle. De Paris, elle a entretenu, jusqu’en1758, une correspondance avec ses amis à Nancy et à Lunéville, particulièrement avec François-Antoine Devaux, dit « Panpan », qui vivait à la Cour de Lunéville.
En 1745, elle publia une « Nouvelle espagnole » au ton moralisateur. Les œuvres de cette femme de lettres ont eu un grand succès et, de son vivant, elle connut même la gloire ! Les « Lettres d’une Péruvienne » est un roman épistolaire, édité la première fois sans nom, en 1747. Il fut réédité 42 fois ( !) pendant le 18ième siècle et traduit en 5 langues. Elle écrivit aussi des pièces de théâtre. « Cénie » est une comédie un peu larmoyante, dans le goût de l’époque. Elle fut jouée 32 fois ( !) à la Comédie-Francaise en 1750 et connut un triomphe. Françoise de G. a composé des saynètes pour la Cour Impériale de Vienne. Elle tint un salon littéraire à partir de 1750.
Que racontent les « Lettres d’une Péruvienne » ? L’histoire d’un amour passionné entre une jeune péruvienne, Zilia, Vierge consacrée au Soleil, et un Inca, Aza, qui l’a rencontrée dans le temple. Fiancée à lui depuis deux ans, elle doit l’épouser, mais le jour des noces, des pillards espagnols la capturent. Zilia et Aza sont séparés. Le bateau est intercepté par des Français et Zilia enlevée par leur chef, Monsieur Déterville, qui en tombe amoureux …

C’est ainsi qu’elle arrive en France, à Paris, où elle apprend le français. Zilia envoie des messages à Aza. Mais Aza parti en Espagne, oublie sa fiancée … Voilà pour l’intrigue. Pourquoi ce roman par lettres a-t-il eu tant de succès ? Une Péruvienne à Paris, c’est exotique … En fait, c’est le prétexte à faire un tableau critique de la société française de son temps (ses manières hypocrites, ses injustices et inégalités concernant le sexe féminin) et, en même temps, une description pittoresque des traditions des Incas, en particulier les rites du culte du Soleil.
En 2004, le petit château de Madame de Graffigny, à Villers-lès-Nancy, a été baptisé de son nom. Il est – déjà depuis des années – le cadre d’expositions littéraires et artistiques. Si vous ne le connaissez pas, venez le découvrir ainsi que son grand parc à l’anglaise, sa roseraie et son cèdre majestueux.

« Lettres d’une Péruvienne », classiques Flammarion, édition 2005.
Dominique POIROT